Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

tant de neige et si peu de pain, Béatrice Wilmos

   Tant de neige et si peu de pain de Béatrice Wilmos, aux éditions Rouergue (collection la brune), est un livre attachant qui évoque un pan de la vie à Moscou de la poétesse russe Marina Tsvetaeva et ses deux filles, l'aînée, la prodigieuse Alia et la petite Irina certainement légèrement déficiente mentale. Deux années entre 1919 et 1921 pendant la guerre civile de la Révolution bolchévique. 
A Moscou, une terrible famine sévit. Le mari de Marina, Sergeï Efron, est au front.
Seule avec ses deux filles, elle survit tant bien que mal grâce à l'amour qu'elle porte à la poésie.


   J'ai été bouleversée dès les premières lignes de ce livre, qui s'ouvre sur cette citation de la poétesse :

Mes chers arrière-petits-enfants, amants et lecteurs dans cent ans : Je vous parle comme si vous étiez vivants, car vous allez l'être. (La distance ne me trouble pas ! Les jambes et l'âme sont aussi promptes à la détente les unes que l'autre !)
   Mes charmants arrière-petits-enfants, amants et lecteurs ! Jugez-en vous-mêmes : qui a raison ? Et du tréfonds de mon âme, je vous dis - compatissez, parce que je méritais qu'on m'aime.

Carnet de Marina Tsvetaeva, 14 mai 1920

   Je laisse la parole à Béatrice Wilmos qui vous présente son livre : 

    J'ai pris tranquillement mon temps pour lire ce livre poignant, marquant.
L'écriture de Béatrice Wilmos, d'une grande beauté, s'y prête, dévoilant avec admiration, délicatesse et compassion la sensibilité singulière et le destin tragique de la poétesse face à ses choix douloureux et implacables.
Elle révèle aussi la force et la puissance des poèmes de celle qui fut contrainte de voler l'encre rouge avec laquelle elle en écrivit certains durant cette période de grand dénuement.

   J'ai été touchée par la relation que Marina Tsvetaeva entretenait avec ses carnets-confidents. On lui en offre, elle en fabrique. A elle seule, cette relation m'a fait vibrer et entrer dans sa poésie.

Le carnet d'Assia est le septième de ses carnets, avec une reliure havane, bordée d'une arabesque dorée. Marina a attendu longtemps avant de venir y écrire, huit ans exactement, parce qu'il était le plus beau et le plus précieux. Une sorte de pudeur, mêlée de crainte, l'empêchait de l'ouvrir comme si les lignes qu'elle y tracerait pour dire le présent effaceraient le temps qui était celui du bonheur, d'un temps qui avait passé, ne reviendrait plus. Les voix se sont tues qui s'exclamaient autour d'elle alors qu'Assia lui tendait le petit paquet, dans le brouhaha de la gare et le sifflet de la locomotive prête au départ, et leurs étreintes se sont desserrées depuis si longtemps.

Béatrice Wilmos (in "tant de neige et si peu de pain", éd. La brune au rouergue, p. 41)

   Au cours d'un hiver précoce, très froid, alors que son mari est au front, Marina se résout avec désespoir à confier à l'orphelinat ses deux fillettes qu'elle ne parvient plus à nourrir ni à réchauffer. Elle est contrainte de faire croire que Alia et Irina n'ont plus de parents afin qu'elles y soient admises et ainsi, nourries.

   L'auteure décrit la scène du départ dans le traîneau qui fonce à travers Moscou et la campagne glaciale dans les bourrasques de neige avec une grande intensité lyrique qui ajoute à la tristesse de cet événement majeur dans la vie de la poétesse. La plus jeune de ses filles ne reviendra pas de ce séjour. Elle y sera morte de faim. 
   

Dans le traîneau qui fonce à travers Moscou puis dans la campagne, Marina tient Alia serrée contre elle, protège son visage des rafales de neige avec son châle noir orné de roses, s'agace d'Irina qui marmonne son exaspérant "aïe doudou aïe doudou". La neige ne cesse de tomber, le paysage défile. Des champs blancs et des sapins rigides. Le ciel immense, cotonneux. Le frottement des patins. Le traîneau monte des pentes, file dans des creux. Des collines succèdent aux étendues monotones. Des étangs gelés et des fûts noirs. Silence fragile sous le rideau de neige qui couvre tout, étouffe les bruits des bois et des champs. Tout le monde se tait, même Irina.

Béatrice Wilmos (in "tant de neige et si peu de pain", éd. La brune au rouergue, p. 73

De cette année 1919, elle a gardé la sensation de journées froides et d'un quotidien chaotique et absurde, de courses dès cinq heures et demie du matin pour ne pas manquer la ration de lait à laquelle elle a droit. (...) Dans la rue, elle troque des vieilles bottes contre des carottes et un pot de miel à une vieille paysanne.

Béatrice Wilmos (in "tant de neige et si peu de pain", éd. La brune au rouergue, p. 49

    Je reconnais que les sentiments que Marina porte envers sa fille cadette Irina m'ont quelque peu dérangée. A savoir, elle le dit et l'écrit sans détour, c'est bien la brillante et intelligente Alia qui est sa préférée.
Les troubles comportementaux d'Irina (balancements incessants, gloutonnerie, incapacité à apprendre le langage, etc.) l'exaspèrent. Et puis, sa mort la laissera, a priori, sans véritable réaction. Mais peut-être n'est-ce qu'un déni face à l'inexprimable qu'est la perte d'un enfant et aussi face à l'extrême dureté des épreuves qu'elle traverse seule ? Sa personnalité profonde et complexe avait bien sûr ses propres règles que je ne suis pas à même de juger.

Il aurait suffi de si peu pour la sauver. Une tartine. Une pomme. Un petit morceau de viande, une tasse de lait, un bol de gruau, quelques légumes bouillis. Une poignée de sucre candi. Une crêpe de son comme elles en avaient mangé – mais pas Irina – il y a si longtemps chez Balmont.
"– Oh ! Irina ! Si tu étais encore en vie, je te nourrirais du matin au soir. Irina ! S’il y a une chose que tu sais : c’est que je ne t’ai pas envoyée à l’orphelinat pour me débarrasser de toi, mais parce qu’on m’avait promis qu’il y aurait du riz et du chocolat."
Au lieu de quoi, la mort de faim !

Béatrice Wilmos (in "tant de neige et si peu de pain", éd. La brune au rouergue, p. 92

   Le livre de Béatrice Wilmos est émaillé de fragments de poèmes de Marina Tsvetaeva, ainsi que de quelques vers écrits par son aînée, Alia. Ceci les rend vivantes et nous pouvons mesurer toute la détresse de la poétesse dont le talent n'aura jamais été reconnu officiellement de son vivant. Elle eut cependant le soutien de grands auteurs, devenus des amis, comme Pasternak ou Rainer Maria Rilke. 
De beaux moments sont aussi rappelés à l'évocation de séjours heureux vécus en Crimée, à Koktebel notamment.
Elle finira par se suicider durant la Seconde guerre mondiale. 

« Éparpillés dans des librairies, gris de poussière,
Ni lus, ni cherchés, ni ouverts, ni vendus,
Mes poèmes seront dégustés comme les vins les plus rares
Quand ils seront vieux. »

— Marina Tsvetaïeva, 1913

    
   Je ne connaissais pas cette poétesse avant la rencontre que j'avais faite à la suite de l'une de mes signatures à Saint-Gilles-Croix-de-Vie où elle séjourné un temps (pour mémoire, c'est ici : lien)

 

Photo © eMmA MessanA
A Saint-Gilles-Croix-de-Vie, sculpture de Marina Tsvetaeva, oeuvre du sculpteur monumental géorgien Zourab Constantinovitch Tsereteli

 

   Dominique A a créé cette chanson, Marina Tsvetaeva, en hommage à la poétesse dans son album live Sur Nos Forces Motrices (octobre 2007) :

 A bientôt pour d'autres lectures,
   eMmA MessanA

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article