9 Mars 2025
Nous traversons la ville. Des travailleurs pressés, des cafés remplis d'étudiants, des restaurants branchés, des magasins qui vendent du superflu, des gens qui rient, de la circulation, de la publicité : au premier regard, Kyiev ressemble à d'autres capitales européennes. Et pourtant. Si la guerre elle-même ne semble pas être complètement là, les habitants vivent au rythme des alertes aériennes lors des attaques de drones et de missiles, et les traces du conflit sont partout.
"Carnets d'Ukraine" de Michel Azanavicius, chez Allary Editions. Accompagné du marque-page du jour, pièce unique cousue main dans la série De Fil En Aiguille.
Michel Azanavicius, célèbre cinéaste multirécompensé notamment pour The Artist, entre autres, vient de publier Carnets d'Ukraine chez Allary Editions.
A l'invitation d'amis ukrainiens, il a passé en novembre 2023 quelques jours sur le front en Ukraine.
Il y est allé à la rencontre de combattants qui pour la plupart ne sont pas des militaires de carrière.
L'auteur nous montre page après page que ce sont des gens comme vous et moi qui n'auraient jamais imaginé un jour se battre pour défendre leur pays.
Michel Azanavicius fait le portrait en mots et en dessin d'Oleksyi, de Hhohhol, de Vira, de Reggae man, du Repenti, d'Angela, d'Oleg, de Kolya, du Zuckerberg ukrainien, de l'Homme qui se marre, de Sasha et de nombreux autres.
Ce livre est un bel objet qui se présente donc comme un carnet qui ressemble aux fameux carnets Moleskine. Les chapitres sont courts. Ils dressent chacun le portrait écrit et dessiné d'un soldat rencontré dans un train, dans un hôpital, dans un abri en sous-sol, sur la place d'un village, dans un bureau, dans un dédale de couloirs au pied d'un terril au milieu de nulle part...
Grâce à la simplicité de ses mots et la beauté de son coup de crayon réaliste et sans fioritures, les combattants que la guerre pourrait souvent déshumaniser, deviennent nos frères, nos soeurs. Tous sont émouvants et font face dignement à la situation qui fracasse leurs vies. Il n'est pas toujours aisé d'entrer dans leurs codes ou dans leurs têtes quand on a la chance de n'avoir jamais été confrontés à une guerre, mais leurs silences ou même leurs rires forcent le respect. Ce qui frappe, c'est leur sens profond de la fraternité (brahtik), ce concept qui les fait tenir pendant ces jours de malheur.
Les nombreux dessins nous permettent de rendre ces combattants vivants pour toujours. Les expressions de leurs visages sont finement rendues, très émouvantes.
Ce n'est pas un livre vers lequel je serais spontanément allée, mais j'ai eu l'occasion de suivre l'un des entretiens que l'auteur a donnés.
Sa démarche, loin d'un quelconque voyeurisme où il se poserait en donneur de leçons, est plutôt emplie d'humilité, lui qui avoue avoir été réformé pour le service militaire, m'a convaincue.
Face à ces héros qui prennent leur destin en main dans des conditions terribles, il montre envers eux une certaine admiration empreinte de fraternité. Comme il l'écrit à propos de son livre, "A l'heure où il est publié, je ne sais pas qui, parmi eux, est encore en vie. Mais je sais ce que nous leur devons".
Un autre point m'a convaincue : Michel Hazanavicius est ambassadeur de l'association United 24, qui oeuvre à la défense et à la reconstruction de l'Ukraine et les droits du livre sont reversés à cette association.
L'extrême humanité de son dernier film d'animation que j'ai eu la joie d'aller voir au cinéma avec mon fils autour de Noël dernier, La Plus Précieuse des Marchandises, un conte qui dénonce l'absurdité des guerres, a aussi beaucoup compté dans ce choix de lecture que je vous recommande vivement.
A bientôt pour d'autres lectures.
eMmA MessanA
La démarche, évidente une fois énoncée, me rappelle si besoin était à quel point je n'y connais rien à la chose militaire. Réformé P4, je n'ai jamais eu d'attirance pour la guerre, et là, clairement, ma virginité en la matière me saute au visage.
p. 38
J'ai l'imprression qu'ici tout le monde a une histoire à raconter. La guerre a plongé les gens ordinaires dans l'extraordinaire.
Il m'a raconté qu'il avai dû prendre les armes, avec d'autres gars du quartier, contre les Russes. Il avait tiré sur eux. Il m'a montré une photo sur son téléphone, où on le voyait avec ses potes, l'arme au poing et le sourire aux lèvres, prêt à aller se battre. Et puis il a rangé son téléphone, et il a ajouté d'un air pensif : "C'est quand même un truc bizarre dans une vie, de devoir faire la guerre... Jamais j'aurais pensé que ça pouvait m'arriver..."
Au plus profond de moi, j'ai ressenti que je pourrais dire cette phrase un jour. Que nous tous pourrions la dire un jour. Dans cette petite phrase, cette manière si simple de raconter ce qu'il avait vécu, je nous ai reconnus.