24 Octobre 2024
24 octobre 2024
Je suis ravie d'apprendre que le Prix Landerneau des lecteurs 2024 a été attribué à Kamel Daoud pour son roman Houris. Je le suis d'autant plus que mon vote s'était porté sur ce livre !
Un très grand bravo à Kamel Daoud, pour son courage, sa ténacité et la beauté de son écriture. J'espère qu'il sera le lauréat du Pix Goncourt dont il est l'un des finalistes.
Bonnes lectures à tous !
eMmA MessanA
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Dans son troisème roman, Houris*, l'auteur Kamel Daoud se met dans la peau d'une jeune femme muette, ou plutôt dans sa voix, dans son corps mutilé.
Face au silence d'une omerta pour oublier, un monologue intérieur de 400 pages dit silencieusement les atrocités pour se souvenir.
Dès le début de l'ouvrage, le paradoxe est là : Aube (Fajr, en arabe), la jeune Algérienne de vingt-six ans doit apprendre l'histoire de la guerre de décolonisation (1954-1962) qui a mené l'Algérie à l'indépendance le 5 juillet 1962, qu'elle est trop jeune pour avoir vécue.
En revanche, elle ne doit rien connaître de celle dont elle a réchappé mais qui lui a valu sa mutilation, la décennie d'une guerre civile (1992-2002). D'après les historiens, celle-ci a généré 200 000 morts, et tant de viols, d'attentats meutriers, de massacres.
On ne doit rien en connaître car le silence est obligatoire suite à l'adoption en 1999 de la loi d'amnistie dite de "concorde civile" avec sa "charte pour la paix et la réconciliation nationale". Celle-ci menace d'emprisonner "quiconque, par ses déclarations, écrits ou tout acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale".
Dans son village natal, Had Chekala, Aube a été laissée pour morte le 31 décembre 1999 à l'âge de cinq ans, égorgée. 1000 personnes ont été tuées dont sa soeur et ses parents.
Aube a été sauvée, mais une cicatrice en forme de sourire demeure la preuve visible du massacre qui la laisse muette, privée de ses cordes vocales, respirant par une canule. Elle vivra désormais à Oran.
Plus de vingt après, enceinte, elle s'adresse à l'enfant qu'elle porte. Elle est convaincue que c'est une fille, qu'elle prénomme Houri.
Aube lui raconte sa façon à elle de se rebeller. Elle tient un salon de coiffure qui lui permet d'être indépendante, mais qui sera détruit par ceux qui le voient comme une offense à Dieu.
Mon salon s'appelle Shehérazade, écrit en lettres lumineuses roses au-dessus de la porte. J'y ai accroché des photos de femmes aux lèvres pulpeuses, aux corps splendides et aux yeux aussi beaux et terrifiants que les miens. Les clientes rêvent de leur ressembler et les hommes croient qu'ils peuvent en trouver de pareilles au paradis.
Aube explique à sa fille à naître combien ce pays ne veut pas de femmes libres, combien elles sont niées, maltraitées, invisibilisées, massacrées.
Elle lui dit avec tant de douceur et d'amour qu'avorter serait le plus beau cadeau qu'elle pourrait lui faire pour échapper à toute cette violence ominiprésente...
Elle décide de partir d'Oran vers le village qui fut le théâtre de son massacre. Ce pèlerinage, elle le fait en partie à bord d'une voiture dont le conducteur (réel ou onirique ?) l'abreuve de mots et d'histoires portant sur cette guerre civile, elle qui est murée dans son silence,
En mettant des mots sur son histoire, Aube va s'allèger du poids de ses stigmates et trouver quelques clés pour comprendre son histoire...
En ces jours, on sentait un peu la guerre, la hargne, les vibrations de quelque chose d'obscur et d'intraitable, et sur les visages, on lisait parfois la peur, et parfois l'intention d'illuminer le monde par le feu et les armes. Tous parlaient du halal et du haram, de ce que Dieu permettait et de ce que le Coran interdisait : cigarettes, alcool, maquillage, musique chansons, rires, pantalons serrés, parfums... Nous savions, chez nous, que les élections avaient été remportées par les islamistes et les Frères, mais les militaires leur avaient refusé la victoire. Le pays se tendit alors comme un arc.
Tu te promèneras en groupe (dans les villes seulement, car dans les villages c'est impossible), durant les heures creuses des hommes à la mosquée, pour visiter un cimetière ou marier un proche. Il y a des choses que Dieu nous interdit : enterrer les morts, gémir sur une tombe, égorger une bête de sacrifice, hériter d'une part égale à celle de l'homme, s'épiler pendant le mois du jeûne, montrer ses bras nus ou encore élever la voix, chanter dans la rue, fumer des cigarettes, boire du vin, répondre aux coups de pied. La route est longue, la liste aussi. Personne ne croira mon histoire.
Je continue ? Le 28 ? Voilà : "Le 28 février, Katia BENGANA, une jeune lycéenne qui refusait de porter le voile malgré les menaces de mort, est assassinée à Meftah. Le 29 ? Le 29 septembre, Cheb ASNI, chanteur de raï, est assassiné de deux balles dans la tête dans le quartier Gambetta à Oran. Le 24 ? Le 24 décembre, prise d'otages du vol Air France 8969 : quatre hommes du GIA prennent en otage les 220 passagers d'un Airbus A300 à laéroport d'Alger."
Je pense que je dois mentir, de temps à autre, comme les livres, pour que la vérité la plus importante soit recevable. Mais tu sais qu'il n'y a pas de traces, de décomptes ou d'images de la guerre des années 1990, personne ne se souvient ou ne veut se souvenir de ce passé, de toi, de moi. Et d'ailleurs, une jambe plus courte, ça ne vaut rien face à ta cicatrice au cou. Là, oui ! Là, c'est un signe éclatant ! Tu comprends ?
Le livre, puissant et marquant, est écrit avec cette encre qui est trempée dans le sang des victimes de la "décennie noire". On le sent à chaque page. La volonté implaccable de faire entrer le lecteur dans ce cataclysme est souvent pesante, quasi obsessionnelle. La répétition des situations glaçantes, très violentes, s'apparente à une folie hallucinante, quasi hypnotique, mais le roman demeure lumineux par l'espoir qu'il porte, une aube nouvelle pour l'Algérie.
Ce livre m'a énormément impressionnée par son sujet (j'ai beaucoup appris sur cette amnésie volontaire liée à la guerre civile des années 90 en Algérie), par la densité du propos qui parfois nous fait suffoquer d'horreur devant les multiples atrocités commises, et par le terrible destin de la narratrice, Aube.
Dans la seconde partie du livre, j'avais l'impression d'un road movie complètement hallucinant et hypnotique où le temps s'écoule comme dans un rêve tant la frontière entre réalité et imaginaire est ténue.
Durant tout le roman, l'opposition est sans arrêt mise en avant : Aube la jeune femme au dialogue intérieur/sa mère adoptive dont le métier, avocate, est celui de la parole ; l'homme triomphant et libre/la femme soumise et confinée ; la ville/la campagne ; la vie/la mort ; l'enfermement/le mouvement, la route ; le rêve/la réalité ; le sombre/la lumière ; des chapitres courts et percutants/des chapitres plus longs où l'on égrenne chiffres et dates, etc.
J'ai aussi apprécié le lyrisme de ce roman inouï dans lequel on redonne la voix à tous ceux qui l'ont perdue et où finalement, c'est la vie qui triomphe, symbole de la possible renaissance d'un pays malmené par les guerres fratricides.
Pour écrire ce livre sombre, (mais pouvait-il en être autrement ?), Kamel Daoud a dû quitter son pays où il était journaliste car quiconque écrit sur la guerre civile qui opposa les groupes islamiques du GIA et l'armée nationale est passible de trois à cinq ans d'emprisonnement. L'auteur vit à Paris. Il est également chroniqueur à l'hebdomadaire Le Point.
* Houris, le titre, fait référence à ces 72 vierges au paradis de l’islam qui seront la récompense des fidèles parmi les fidèles. « Elles sont l’obsession des kamikazes qui tuent et des djihadistes, explique Kamel Daoud. Ce n’est pas un imaginaire fantasmé, mais quelque chose de réel dans la tête de beaucoup de radicaux. En même temps, c’est pour moi l’équation la plus tragique : espérer des femmes au paradis en faisant vivre l’enfer aux femmes sur terre. »
Ce livre fait partie des livres que j'ai le plaisir de lire en tant que membre de jury du Prix Landerneau des lecteurs 2024.
Les finalistes, sélectionnés par les libraires des Espaces Culturels E.Leclerc, Michel-Édouard Leclerc et Hervé Le Tellier, président du jury :
A bientôt pour d'autres lectures.
eMmA MessanA